Une Conversation avec

 

Sonia Ichti 


Interview par Déborah Sitbon Neuberg

 

Bonjour Sonia, c'est un plaisir de t'interviewer aujourd'hui. Comment vas tu ?


Tout va bien, merci pour notre shooting, c'était un moment très doux.



Quand j'ai dit à ma mère que tu étais mannequin homme, elle m'a demandé ce que ça voulait dire. Alors, ça veut dire quoi pour toi ?


Je suis juste une personne qui porte beaucoup de vêtements d'homme. On m'interpelle pour les porter, et c'est ce que je préfère.

Le premier défilé que j'ai fait, c'était avec Martin Margiela, et la premiere chose qu'il ma faite porter, c'était une grande veste d'homme et une grande chemise d'homme...

La premiere fois que je l'ai rencontré , je portais un jean, une chemise, des Birkenstock – ça n’était pas du tout à la mode à l'époque, les Birkenstock ! - avec un un blazer en velours bleu. Il était habillé pratiquement de la même manière.



Quelle est ton histoire avec les vêtements d'homme ?


J'ai eu six frères, et j'ai toujours piqué leurs blazers, leurs chemises.... J'aimais ces vêtements démesurés, car mes frères étaient très grands. Ils s'habillaient de manière très classique : pantalons à pinces, blazers croisés... je me sentais belle comme ça.

Comment est-ce que ça résonne avec ton rapport à la féminité ?


Pour moi, être femme, c'est plus quelque chose d'intérieur. Ma féminité ne va pas se mettre dans le vêtement, mais dans la façon dont mon corps et mon attitude vont s'exprimer. Quand tu portes un vêtement d'homme, tu es tout aussi femme, et peut-être même que tu l'es plus. Tu t'assumes. Je me sens plus forte avec un costume d'homme qu'avec une robe. C'est quelque chose qui irradie. D'ailleurs, je suis très féminine, et j'aime ce décalage. Je me sens plus libre, plus à l'aise, plus frontale. C'est comme si j'avais presque une armure. Je me sens moi-même.



Est-ce que c'est devenu à la mode de jouer avec les codes du genre ?


Je ne suis pas les courants de mode mais j’ai une grande admiration pour Yohji Yamamoto ainsi que Martin Margiela. Un jour, j'ai porté un tailleur Mugler pour une première de film, c'était sublime mais ça ne me correspondait pas. Alors j'ai enlevé mon blazer, mes talons, et je me suis retrouvée en chemise. Je me suis toujours habillée de la même manière, de mes 15 ans à aujourd’hui. Dans les années 70, cette façon de s'habiller était très singulière. J'ai toujours porté des choses larges et masculines, des pyjamas d'homme à la maison. Au-delà du confort, j'y trouve une certaine pudeur. Si j'ai envie d'amener une pointe de féminité, je peux rajouter une chemise en soie transparente, à la rigueur, mais je préfère la chemise d'homme très ouverte. Ce qui est très important pour moi, c'est la qualité du tissu.



Il y a un vrai truc avec le vestiaire masculin et les tissus. Quand on est attaché.e aux tissus, on se dirige presque naturellement vers le vestiaire masculin....


Dans le vestiaire masculin, il y a un déjà un repertoire, blazer croisé, veste deux boutons, trois boutons.... la recherche se fait dans le tissu. Les matières sont hyper importantes : un pantalon en drap de laine, ou en polyester et coton, ce n'est pas du tout le même tombé. Je préfère la qualité que la quantité.



Avais-tu des références féminines avec ce style ?


La première fois que j'ai trouvé une femme très belle, j'étais toute petite. Elle était très grande, avec une grande chemise ouverte, un jean, et une petite paire de chaussures à talons bicolore. Elle avait les cheveux très courts.

Je regardais cette femme, et pour moi l'image de la féminité, c'était cela ! Le costume devient féminin, il prend une autre allure.

Ma tante était tailleur pour homme à Tunis... pas très loin de l'Ariana. Quand j'étais petite je passais mes journées avec elle à l'atelier. Elle s'appelait Ichti Khadija et faisait tout toute seule. C’est peut-être aussi ça qui m'a influencée.

Mes sœurs, elles, portaient des paires de Weston avec des pantalons à pinces. Une de mes soeurs travaillait dans une boutique à Saint-Germain-des-Prés, chez un créateur qui faisait des chemises d'hommes.


Cela incarne aussi une liberté pour toi ? Est-ce que c'est lié à ce qui fait pour toi la femme Tunisienne ?


Je trouve que la personnalité se révèle quand on est le plus à l'aise. Et pour moi, il y a beaucoup plus de liberté dans la simplicité, la fluidité d'un vêtement masculin. Oui, j'ai passé des étés des années 70 aux années 80 à Tunis, avec des femmes qui étaient libres, entièrement libres. Au dernier mariage où je me suis rendue à Tunis, j'ai porté un tuxedo noir, une chemise blanche, des chaussures plates d'homme. Quand je suis arrivée dans la salle tous les yeux étaient braqués sur moi, je me sentais belle. Il faut savoir qu'à une époque, l'avortement était légal en Tunisie et ne l'était pas en France.



D'ailleurs, c'est une femme Tunisienne qui a contribué à le rendre légal en France....


Oui, Gisèle Halimi incarne ce rapport à la liberté des femmes Tunisiennes. Ma mère me disait en arabe, que mon meilleur ami, c'était mon porte-monnaie. Elle m'a toujours appris à être indépendante. L'incarnation de la femme tunisienne était une femme combattante, de caractère. Dans ma famille, je trouve que les femmes étaient beaucoup plus fortes que les hommes. Je l'ai aussi transmis à ma fille : fais ce que tu as envie de faire! Bats-toi pour ce que tu as envie de faire et aies confiance en toi. Crois en toi.

Qu'est-ce que tu aurais transmis à un garçon... ?


Ca aurait été la même chose pour un fils : les principes de respect, d'amour. Mais peut être qu'avec un garçon, j'aurais apporté un côté plus féminin.



Oui cela évite d'être prisonnier ou prisonnière d'une vision très genrée ?


Chez tout être, il y a un juste équilibre entre le féminin et le masculin. Quand tu arrives à ça, tu te centres.


Merci pour cette magnifique discussion chère Sonia.