En Conversation avec

 

Virgil Viret 

from Lafayette Saltiel Drapiers



Interview par Déborah Sitbon Neuberg

 

Virgil Viret

Bonjour, Virgil. Je suis ravie de te recevoir pour cette conversation.


Bonjour, Déborah.



Est-ce que tu peux nous raconter l'histoire de Lafayette Saltiel ?

Lafayette Saltiel est une mercerie et une draperie qui date de 1925. Elle a été fondée par une famille d'immigrés grecs qui s'appelait les Saltiel. Ils ont possédé la société jusque dans les années 1970. Mon grand-père, immigré arménien, avait la mercerie Lafayette, et faisait exactement le même genre de travail. Dans les années 70, la famille Saltiel a voulu arrêter et mon grand-père a repris la société. C’est ainsi qu’elle s’est appelée Lafayette Saltiel Drapiers.



Comment s'appelait ton grand-père arménien ? A quelle période sont-ils venus en France ?

Il s'appelait Charles Yazegian. Ils sont venus avant la guerre, au moment du génocide arménien. Après avoir voyagé à travers l'Europe, ils sont arrivés ici, probablement dans les années 1920.



Etaient-ils dans ce métier de draperie en Arménie ?

Non, dans le tabac ! Mais c’était en Turquie, parce qu’il me semble qu'à l'époque, l'Arménie n'existait pas… Mon arrière grand père s’est lancé dans ce milieu, parce que c’était des métiers d’immigrés - la couture, les chaussures, toutes ces choses que l’on pouvait apprendre sans parler, où l’on pouvait se montrer comment faire, parce qu’on ne parlait pas la même langue. Un peu comme dans les cuisines…!

Initialement, ils étaient rue de Belfond dans le deuxième arrondissement, puis mon grand-père est parti à la guerre. Il a été capturé par les Allemands, et c’est là qu’il a appris la couture. Quand il est revenu, il a créé un atelier de fabrication de costumes sur mesure sur les Champs Elysées, avec un tailleur espagnol avec lequel il s’était associé. Ensuite, mon arrière-grand-père lui a demandé de revenir dans l’affaire familiale.

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Comment s’est passée la transmission de cette histoire ?

Mon grand-père n'en parlait pas, elle s’est donc transmise quand j’ai commencé à travailler dans le métier.



Qu'est-ce qui a fait que tu as décidé de reprendre l'entreprise familiale ?

Mon grand-père avait 91 ans. Je finissais mes études, et quand je suis venu à Paris, je me suis dit qu'il fallait quand même que je voie ce que c'était que cette entreprise familiale. J’y ai fait un stage, et puis je suis resté. Ce qui m'a plu, c'était le fait de vendre des pièces de qualité. Elles me semblaient utiles, et les gens qui les achetaient me plaisaient. Je trouvais que c'était dommage de ne plus avoir ça, et ainsi, j'ai continué.



Y a-t-il une mission un petit peu patrimoniale dans ton approche : la préservation de quelque chose qui risquait de disparaître ?

Oui, il y avait ça. Préserver l'équipe qui était là depuis longtemps. Préserver le lieu. Et puis, voir si j'arrivais à en faire quelque chose.



Alors, estimes-tu avoir réussi ?

Je pense que j'ai réussi à en faire plein de choses. Il n’y a pas que moi dans l’entreprise, bien sûr. Mais j’ai fait des choses nouvelles, par exemple l’activité d’agent pour des usines de textile italiennes et anglaises. C’est devenu notre activité principale. Ensuite, les tissus d'archives, pour laquelle nous sommes connus. Pour moi c’est un hobby, pas vraiment une activité commerciale. En réalité, nous n’avons pas envie de vendre ces tissus, parce qu’ensuite, il n’y en aura plus jamais. C’est difficile pour moi d’estimer leur prix, et j’aime bien quand les gens ont vraiment envie d’en acheter, que ça a un réel sens pour eux. Enfin, nous avons une activité où nous vendons de la mercerie pour les tailleurs, les maisons de luxe : des fils, des toiles, des doublures pour l'habillement.

En tant qu'agent, qu'est-ce qui a fait que tu as pu avoir accès à ces maisons, des tisseurs aussi prestigieux ?

C'est par chance. Il y a des gens qui m'ont aidé. À une époque, nous avons arrêté de faire des collections nous-mêmes et nous avons voulu commencer à représenter des usines. C'est Jean-Marie Quenault, que tu connais, qui a sauvé notre entreprise. Il nous a mis en relation avec une société en Angleterre qui cherchait quelqu'un. On a commencé avec eux. Ca a été très dur de faire la transition d’un métier de grossiste à un métier d'agent. Mais, au bout d’un moment, nous avons commencé à travailler avec d'autres maisons avec lesquelles nous nous complémentons mutuellement, et les choses se sont développées tout naturellement.

Quelle est ta relation avec ces tisseurs qui font de belles choses aujourd'hui et ces tisseurs du passé, dont tu détiens les stocks ?


Souvent, les gens tombent sur des tissus anciens et ils trouvent qu'ils sont merveilleux parce qu'ils sont anciens. C'est comme les gens qui pensent que c'est merveilleux quand c'est fabriqué en France, alors qu'il faut quand même qu'il soit merveilleux en soi, que son existence soit justifiée…! Donc nous, qui voyons beaucoup de collections, voyons aussi que de temps en temps, dans le passé, ils faisaient des tissus qui n'étaient pas terribles! Il est vrai qu'il y en a certains qui sont exceptionnels parce qu'ils sont très difficiles à faire, et qu’ils coûteraient très cher à réaliser aujourd’hui, ou qu’ils ont de très belles couleurs. Cependant, il y en a aussi qui sont mieux faits maintenant qu'auparavant. C’est ça qui est intéressant : ne pas juste avoir une espèce de nostalgie pour quelque chose qui n'existe plus, sans qu'elle soit justifiée techniquement.



D’ailleurs, en parlant de notre collaboration, est ce que tu t’attendais qu'il y ait quelqu'un qui trouve un sens à ces draps ?

J'y pensais parce que ce sont des choses qu'on a encore en stock. Ce sont des tissus qui sont de très bonne qualité, un coton égyptien avec un très haut nombre de fils. C’est une très belle collection qui date des années 1990. A l'époque, c'était quelque chose de très luxueux.



C'était une maison italienne des années 1960 parce que je crois qu'on avait regardé la marque.

Oui, Caleffi. Quand on a quelque chose en stock, qui n’est pas terrible, on n'a pas trop envie de le valoriser. Tandis que là, je me suis toujours dit que c’était dommage de ne pas en faire quelque chose. Toi, tu as eu cette idée de faire ces deux pièces. Je trouve que ces motifs-là ont un côté très provençal. Je viens de ce coin-là et je me suis toujours dit que les imprimés étaient jolis et les couleurs bien pensées.



Je ne savais pas que tu venais de Provence aussi ?

Oui, d'Avignon, du côté de mon père. Ma grand-mère avait une maison de couture à Nice il y a très longtemps.



Il y a quelques années, nous avons fait une capsule qui s'appelait « Les Indiennes en Provence » . Elle revenait aux sources de ces motifs « provençaux » et les reliait justement aux Indiennes et à tous les imprimés au bloc de bois qu'il y avait en Inde, en Perse, qui ont donné ensuite ces impressions sur les cotonnades qui se retrouvent dans le répertoire de la Provence. Pour moi aussi, c'était un motif qu'on avait déjà exploré chez De Bonne Facture. On avait également déjà fait des chemises à partir de draps, de la marque Fleur Bleue, des métis de coton et lin des Vosges qui dataient de la fin du 19e siècle. On avait acheté un stock de ces draps et on avait coupé des chemises dedans qu'on avait vendues au Japon.

C'est un beau projet.



Tu fais vivre un lieu qui est assez spectaculaire, à Paris. Est-ce que tu connais d'autres personnes, dans d'autres villes ou dans d'autres pays qui font un petit peu le même métier que toi et qui sont de notre génération ?

A Milan, il y a une famille qui a un lieu avec beaucoup de tissus, « Il Vecchio Drappiere ». C’est plutôt moderne. Les gens vont acheter leurs tissus là-bas et les amènent chez les tailleurs, comme on faisait un peu avant. Avant, il y avait cette tradition d'aller chez le drapier, acheter des tissus. Et après, on les amenait aux tailleurs. Maintenant, les tailleurs, c’est eux qui ont les liasses et qui font cette partie du travail. À Vienne, il y a une boutique qui s'appelle « Jungmann & Neffe », qui fait aussi ça, le lieu est magnifique. Mais je pense qu'on doit être les trois seuls en Europe à faire ça. Après, tu peux dire que le marché Saint-Pierre à Paris, c'est une draperie, puisque tu peux aller acheter des coupes de tissu. Mais dans le sens traditionnel, nous sommes très peu.

En France, on a des projets de temps en temps avec le cinéma, avec des domaines assez créatifs. Mais j'ai toujours trouvé ça difficile de faire des choses avec des entreprises en France. Du coup, je suis content qu'on ait réussi à le faire ensemble.



Merci Virgil!

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