PORTÉ PAR


Bent Van Looy


Photographié par Charlie De Keersmaecker

Je ne suis pas sûr que Bruxelles soit un lieu réel. En même temps, Bruxelles est partout. Peut-être s'agit-il d'un lieu qui n'existe que dans nos pensées, une Bruxelles imaginaire qui signifie quelque chose de différent pour chacun. 


Ce que je sais, c'est que Bruxelles est grande. Et Bruxelles est beaucoup de choses. 


Il y a le hameau historique de Broekzele, laborieusement construit il y a très longtemps sur un terrain marécageux entre deux petites rivières. Des ruisseaux misérables appelés Zenne ou Maalbeek, dont les eaux troubles étaient recueillies par des alchimistes dans des cuves, des tonneaux et des bassins où, mélangées à des fleurs de houblon et embrassées par des levures sauvages, elles se transformaient en bière aigre et froide. 


Il y a aussi le Bruxelles de Léopold II, meurtrier et roi des Belges, qui a forgé des palais ostentatoires, des galeries de granit et des mausolées de marbre à partir des cargaisons d'or provenant du caoutchouc et du sang du Congo, donnant à notre hameau marécageux l'allure d'une métropole.

 

Et que dire de la Bruxelles de Brel, taverne illuminée où la bourgeoisie bruxelloise fait la fête, condamnée à une éternelle polonaise entre aspiration et honte ? 

Les pistolets tout juste sortis du four sur les terrasses de la Vossenplein n'ont jamais craqué comme à l'époque, entre les dents des chauffeurs de taxi à peine dégrisés, le dimanche matin au marché aux puces. Avant l'aube, les charrettes à bras chargées à bloc grondent sur les pavés. L'horloge Empire, qui a perdu presque tout son éclat, est polie avec un peu de salive, placée en bonne place sur la cheminée au-dessus d'un poêle à charbon, transformant un grenier plein de courants d'air à Ixelles en une pièce chaleureuse et confortable donnant sur la rue de Rivoli ou The Strand. Quick et Flupke, les coquins espiègles des livres d'Hergé, rient aux éclats en voyant le policier local se tortiller maladroitement pour sortir d'une bouche d'égout, son ventre de buveur de bière coincé quelque part entre les pavés et la boue d'égout. 


Bruxelles, tout comme ce pauvre policier, est dans une situation d'incertitude permanente.


Bruxelles est le centre du pouvoir, un terme abstrait, une Bruxelles entre guillemets, avec sa jungle postmoderne dans laquelle des légions de fonctionnaires, dans des mastodontes d'acier et de verre, tentent de faire tourner les rouages lourds de l'OTAN et de l'UE. Bruxelles, c'est l'avenue Louise, une piste recouverte de guirlandes et bordée de platanes, où les super-riches s'habillent chez les couturiers et les maisons de luxe, et les avenues verdoyantes où les expatriés trottinent derrière leurs setters irlandais pour aller à leur cours de tennis. 


Mais Bruxelles, c'est aussi un enchevêtrement ingouvernable et inextricable de langues, de communautés et de malentendus. Les tout-petits doivent partager le toboggan du parc avec les dealers de drogue, qui aiment y cacher leurs sachets en plastique. Un passage piéton n'est peint que sur la moitié de la rue, et former un conseil municipal s'avère tout aussi compliqué que l'échafaudage rouillé qui cache la vue du gigantesque palais de justice depuis plus de quarante ans. 

Malgré, ou peut-être à cause de cet état d’incertitude, Bruxelles est une ville à nulle autre pareille.


La gentrification qui a transformé Amsterdam, Berlin et Barcelone en déserts monoculturels unidimensionnels n'a pas encore mis la main sur Bruxelles. Têtue et rebelle, Bruxelles reste un lieu où tout est possible. La zone intermédiaire s'est révélée être un terrain extrêmement fertile pour les idées nouvelles, le langage clair de la rue et les expériences artistiques radicales. Ainsi, une magnifique explosion de mauvaises herbes multicolores prospère entre les palais de verre et d'acier, le patois hybride et branché des rappeurs de renommée mondiale naît de la lutte linguistique éternelle entre les flamands et les francophones, et les pigeons se régalent des meilleures frites du monde. 


Sous ces couches de marbre, de granit et d'amiante friable, presque étouffé par le bourdonnement des embouteillages interminables et les crissements des rails du métro, quelque part dans la boue molle du marais de Broekzeelse, j'entends un battement de cœur glorieux, bruyant et fier. C'est le son de Bruxelles.